vendredi 10 juin 2016

Science sale pour cerveaux plus blancs que blanc


Suite à la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et l’U.R.S.S. se partagèrent la péninsule coréenne (qui était précédemment sous contrôle japonais) en ce qui allait devenir la Corée du Nord et du Sud. Opposant par un simple parallèle deux idéologies diamétralement opposées une future guerre était inévitable et le conflit éclata en 1950 lors de l’invasion des forces du nord. Devant affronter les Nord-Coréens ainsi que leurs alliés Soviétiques et Chinois, les États-Unis se trouvèrent également confrontée à un ennemi plus sournois. Plusieurs soldats devenus prisonniers reniaient l’idéologie américaine et capitalisme à la radio soviétique moins de 48h après leur capture. Pire encore, après leur libération, ils continuaient à promouvoir le communisme et souhaitaient quitter les États-Unis au plus vite. La chose était claire pour la C.I.A. : les rouges avaient développé une technique efficace de lavage de cerveaux.

Il était impératif de comprendre comment ils s’y prenaient et comment le faire mieux qu’eux. Une large part du budget de la C.I.A. fut donc destinée au projet MK-Ultra qui finançait les recherches de différentes universités afin de trouver comment influencer et contrôler les esprits dans le but de faire oublier à un prisonnier un interrogatoire, d’augmenter les capacités de perception des soldats ou afin de de programmer un assassin latent pouvant être activé à distance. Nécessitant des cobayes humains, on pigeait parmi les indésirables de la société : drogués, prisonniers, prostituées, malades mentaux, etc. Le tout s’effectuait sous différents prête-noms afin de ne pas attirer l’attention sur le but réel derrière les bourses accordées. C’est ainsi que sous le nom de la Society for the Investigation of Human Ecology, la C.I.A. s’est retrouvée à financer les expériences du psychiatre Ewen Cameron, à la tête de l’Institut Allan Memorial à Montréal.
Institut Allan Memorial, anciennement connu sous le nom de Ravenscrag.
Il ne manque que l'éclair en arrière plan.
Fondé en 1944, l’Allan Memorial se démarquait des autres institutions dédiées à la santé mentale de l’époque par sa façon de traiter ses patients comme des invités et non des prisonniers. Aucune porte n’était fermée à clé, les patients pouvaient retourner dans leur famille après leur traitement, etc. Il était impératif pour le processus de guérison que les patients soient volontaires. Son directeur, le docteur Cameron, était une pointure internationale de la psychiatrie, tour à tour président des associations psychiatriques américaine, canadienne et mondiale. Lors des procès de Nuremberg, il était parmi ceux appelés à évaluer l’état mental du nazi Rudolph Hess. Malgré tout cela, les ambitions du docteur n’étaient pas comblées. Il souhaitait trouver un remède éclair et universel pour la maladie mentale; comment réussir à effacer les comportements malades de la psyché de ses patients et réussir d’y introduire de nouveaux raisonnements plus sains et productifs? Bref, un projet sur mesure pour le MK-Ultra.

Session de "Psychic driving", tiré de:
« Psychiatrists develop beneficial brainwashing »
Weekend Magazine, 1955
De 1957 à 1963, la C.I.A. s’est donc retrouvée à financer le traitement expérimental de Cameron, qui avaient débutées quelques années auparavant. Le traitement se divisait en deux étapes, le pilotage psychique (psychic driving) et la déstructuration (depatterning). Inspiré en partie par Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, le pilotage psychique consiste à une répétition en boucle de phrases provenant des patients eux-mêmes, enregistrés lors d’une session avec le thérapeute, ou de phrases enregistrées directement par ce dernier. Cameron a découvert qu’avec un nombre suffisamment élevé de répétition, les mécanismes de défenses psychologique de ses patients s’effaçaient permettant ainsi aux messages voulus de s’implanter plus facilement dans le subconscient. Par exemple, il fit jouer en boucle à une dépressive un extrait de sa séance où elle racontait que sa mère la menaçait de l’abandonner plus jeune. Après 19 répétitions, la femme était agacée, s’entendre l’énervait et elle se mettait à trembler légèrement. Après 39 répétions, elle en était à supplier en hurlant que ça s’arrête mais après 45 répétitions elle éclata en sanglot racontant son malaise avec les hommes, son inhabilité à s’affirmer et à quel point elle enviait sa sœur depuis toujours. Pour Cameron, ce même résultat aurait normalement pris des mois de consultations. Il peut être difficile de croire que les diffusions en boucle du pilotage psychique peuvent avoir cet effet mais on retrouve des principes similaires dans différentes religions afin  d’accéder à un état altéré de conscience. Que ce soit le mantra des hindouistes et bouddhistes ou le dikhr des soufis musulmans, la répétition s’accompagne d’un état de transe permettant de s’élever spirituellement. Les patients du Allan Memorial auraient-ils ressenti des effets similaires?

Tiré de Mechanix Illustrated, 1958
Il était très difficile de garder les patients en place lors de ces séances des plus désagréables. Sous le prétexte de la nécessité du traitement, des casques de football munis d’haut-parleurs furent attachés à la tête des patients, leur donnant l’impression que les voix provenaient de l’intérieur. Encore une fois, le désagrément était tel que les patients s’arrachaient le casque de la tête pour le lancer au loin. En 1953, Cameron modifia un Cerebrophone, gadget proclamant pouvoir enseigner de nouvelles langues en plein sommeil, afin de continuer les séances de pilotage en pleine nuit dans une pièce nommée adéquatement « la chambre de sommeil » (sleep room). Mais les nuits n’étant pas assez longues, le sommeil des patients fut prolongé grâce à de la Thorazine, des barbituriques, de l’insuline ou du curare afin que les sujets dorment en continu sur des périodes de traitement allant de 6 semaines à 3 mois. Les sessions de pilotage psychique, initialement de 30 minutes par semaine, augmentèrent alors jusqu’à 20 heures par jour.

Les Russes et les Chinois isolaient leurs prisonniers afin d’en tirer davantage d’eux lors des interrogatoires. Tout comme eux, Donald Hebb (un autre chercheur affilié à McGill, au département de psychologie) découvrit que la privation sensorielle augmentait la suggestibilité des sujets. Ses sujets d’expérimentation, des étudiants volontaires de l’université, étaient isolés durant des heures en écoutant du « bruit blanc » en continu. Ils ont par la suite décrit l’expérience comme une torture; quelques heures après le début ils étaient incapable de maintenir le fil de leurs pensées et certains ont décrit des hallucinations visuelles et auditives. Dans une seconde partie de l’expérience, les chercheurs remplacèrent le « bruit blanc » par une série de propagande ésotérique et anti-évolutionniste, qui aurait normalement rebutée tout universitaire. Cependant ceux-ci devenaient si avides de donnée sensorielle qu’ils donnaient dorénavant de l’importance et de la crédibilité aux messages auxquels ils étaient exposés, allant même à la bibliothèque chercher de livres sur la transmission de pensée et les fantômes! Dans leur état de demi sommeil, ou état hypnagogique, les patients du Allan Memorial se sont donc retrouvés dans un état de privation sensorielle tel que leur personnalité, leur ego, s’est progressivement dissout les laissant plus ouvert à la suggestion du pilotage psychique.

Malgré toutes ces répétitions, les nouveaux comportements suggérés aux patients se retrouvaient généralement en conflit avec leur personnalité profonde. La solution serait donc d’effacer cette personnalité première afin de laisser place à la nouvelle, et ce via la déstructuration. En plus des drogues destinées au sommeil, on ajouta au cocktail méthamphétamine, amobarbital sodique (sérum de vérité) et LSD afin de forcer une désinhibition et d’accéder aux souvenirs et sentiments généralement inaccessibles. Dans les années soixante, le psychiatre Stanislav Grof étudia les propriétés thérapeutiques du LSD et dénota qu’un usager régulier de LSD passait graduellement à travers trois stades. D’abord une euphorie, un sentiment d’extase et de puissance suivi d’une descente aux enfers, expérience qui peut être assez traumatisante chez certains. Cependant, ceux qui poursuivre leur usage semblent atteindre un troisième état, une sorte de « renaissance » où ils sentent leur personnalité se dissoudre, appartenant maintenant à un « Tout ». Dans cet état, certains sujets disent accéder à leurs souvenirs les plus profonds, régressant jusqu’au moment de leur naissance et même parfois plus loin, à ce qu’on pourrait appeler leurs « vies antérieures ». Ceux qui atteignent cet état voient généralement de grands changements à leur personnalité : leur dépression et leur anxiété est réduite, ils sont dorénavant plus en symbiose avec la nature, apprécient davantage l’art; bref ils deviennent hippies. De récentes études suisses confirment cette réduction de l’anxiété et proposent le LSD comme médication pour la dépression, les chocs post-traumatiques et pour aider les patients en phase terminale afin d’apprivoiser la mort. Les effets décrits sont même très similaires à ceux recherchés par Cameron: « Les patients interrogés lors de l’étude font référence à une « déstructuration » en terme de modèles physique, psychologiques et de pensée précédemment fixes, conduisant à une plus grande relaxation, un calme imperturbable et une meilleure acceptation de soi et de leur situation de base. » (traduction libre)
Zones du cerveau contribuant à la vision, avec et sans LSD
Aux drogues s’ajoutait un traitement quotidien d’électrochocs constitué d’un choc initial de 150 volts sur une durée d’une seconde suivis d’une répétition de 5 à 20 chocs de 100 volts, ce d’une à deux fois par jour. À titre comparatif, un traitement habituel d’électrochocs se compose de chocs de 70 à 130 volts, d’une durée de 0.1 à 0.5 secondes, une fois par jour. Bien qu’encore aujourd’hui on ne réussisse pas très bien à expliquer comment le processus fonctionne, il est démontré qu’un traitement de cette force, utilisé surtout pour traiter la dépression, peut causer une amnésie temporaire de quelques semaines, voire possiblement permanente. Pour ce qui est des patients de l’Allan Memorial, on rapporte une régression à un état mental de 4 ans accompagné d’une perte de mémoire, d’une apathie générale et d’incontinence. Cet état se résorbait généralement après une période de 7 à 10 jours mais les 2-3 mois précédant le début du traitement étaient totalement effacés de la mémoire des sujets.

Cameron quitta l’Institut en 1964 et décéda 3 ans plus tard. Son traitement qui devait au départ s’appliquer dans les cas de psychonévroses fut finalement testé au cours des années sur des alcooliques, des déprimés, des schizophrènes et même une patiente qui se plaignant de mal articulatoire fut diagnostiquée comme souffrant de douleurs psychosomatiques. Bien que la Gazette eût décrit ses expériences dès 1957, le grand public ne réalisa l’ampleur de la chose qu’en 1977 où suite à un article du New York Times qui révéla au grand jour les dessous du MK-Ultra, le Congrès américain enquêta sur les pratique de la C.I.A. Suivirent ensuite une saga juridique où des anciens patients de l’Institut dont la vie fut brisée par leur séjour poursuivirent en justice la C.I.A. Après plus d’une décennie de procédures, les victimes eurent gain de cause et suivit une nouvelle poursuite, cette fois contre le gouvernement canadien. Ce dernier avait en effet pris le relais du financement suite au retrait des américains…

Dans toute cette affaire, le fait qu’on ait administré un traitement expérimental et cruel à des patients sans leur consentement éclipsa un élément important du dossier. Au-delà du manque d’éthique dans ses expérimentations, le docteur Cameron était-il sur une quelconque piste quant à la découverte d’une technique de lavage de cerveaux? Il ne s’agissait pas d’un amateur, mais d’une sommité de la psychiatrie à son époque. Officiellement, les expériences financées par le MK-Ultra ne connurent pas de succès. Cependant, en 1963, le psychologue et hypnotiseur George Estabrooks avoua avoir créé des assassins à personnalité multiple. Cinq ans plus tard, Robert F. Kennedy était assassiné par Sirhan Sirhan. Pour sa défense, ce dernier clama qu’il était sous contrôle hypnotique lors de l’assassinat. Si l’histoire vous dit quelque chose, c’est probablement à cause de sa similitude avec The Manchurian Candidate, roman de Richard Condon adapté au cinéma en 1962 et 2004.

Après pratiquement 50 ans derrière les barreaux, Sirhan maintenait toujours sa version des faits lors de sa dernière comparution pour libération conditionnelle le 10 février dernier. Paul Shrade, qui fut blessé par balle lors de l’assassinat, était même là pour défendre la théorie du prisonnier en soutenant qu’il est victime d’une conspiration et qu’il devait y avoir un second tireur d’impliqué. La demande fut rejetée et la prochaine audience est prévue pour 2021. Pour les tenants de la théorie du complot, une chose est sûre : au-delà des drogues, des électrochocs et des répétitions en boucle, rien n’efface mieux la mémoire que le temps.

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