jeudi 28 mai 2015

Facettes de fakirs

La douleur.  La plupart d'entre nous tente de mener sa vie en évitant tant que possible le concept, que ce soit au niveau physique ou émotionnel. Nous sommes habitués depuis notre enfance à percevoir la douleur comme un signal d'alarme qui nous supplie de nous éloigner de sa source. Cependant, certaines personnes cherchent plutôt à l'expérimenter, à s'exposer à divers supplices afin d'explorer les limites de leur corps, que ce soit dans le cadre d’une recherche spirituelle ou pour nous divertir : il s’agit des fakirs. Pour tous ceux qui ont grandi avec Tintin, l'image typique du fakir est celui d'un barbu vêtu uniquement d'un pagne et d'un turban couché sur un lit de clous. Mais au-delà de cette représentation, qu'est-ce qu'un fakir au juste?  

Crédit photo: Eliade 1963

Le terme comme tel provient de l'arabe et signifie "pauvre", mais pas nécessairement pauvre monétairement, davantage dans le sens d'un être détaché du monde matériel. Dans la communauté musulmane, le terme est généralement associé aux ascètes soufis. Le soufisme (ou Tasawwuf) est une discipline de l’islam dédiée au développement des connaissances permettant de combattre notre ego.  Un peu en opposition au wahhabisme et au salafisme qui se concentrent sur la loi islamique via une interprétation littérale du Coran, le soufisme cherche à promouvoir la subtilité et la spiritualité existant au sein de l’islam.

Il existe différentes expressions du soufisme, 41 ordres (tariquas) différents qui découlent de l’enseignement des compagnons du Prophète Mohammed, également appelés les Califes biens guidés. Chaque tariqua suit sa voie propre afin de communier avec le divin. Certains comme l’ordre Mevlevi, également appelés derviches tourneurs, cherchent l’extase via une danse circulaire appelée sama alors que d’autres, comme les ordres Rifaî et Casnazani, recherchent les clés qui maîtrisent le corps et la matière, leur permettant d’accomplir plusieurs prouesses physique dont voici un exemple: 

Pour ma part, j’ai eu le privilège de m’entretenir avec l’imam Omar Koné, représentant local de l’ordre Naqshabandi (issue de l’enseignement du premier calife, Abou Bakr) au Centre soufi de Montréal, et d’assister à la pratique du dikhr (le rappel). Il s'agit d'une adoration de la présence divine via une récitation de litanie composée de formules (versets du Coran, noms et attributs divins), de salutations et de louanges, et d’une gestuelle en mouvement. La répétition a pour but de purifier le coeur et d'installer un état méditatif contemplatif au sein de chacun. Considérés comme étant des formules, des clés permettant d'accéder à l'énergie divine, le tout se déroule en arabe puisqu’il s’agit de la langue dans laquelle furent révélés les versets du Coran.

Selon l’imam Koné, la démonstration de pouvoir surhumain par les fakirs se veut une preuve de la réalité du  divin et de l'état de grâce au même titre que le sont les miracles chrétiens. Ces pouvoirs peuvent être acquis de trois manières: Divinement, comme c’est le cas pour les Rabbani (les saints), via la discipline du corps ou de l'égo (comment le pratiquent les moines Shaolin et les yogis), ou via une association avec des créatures surnaturelles, les djinns (tels que le font les chamans et les marabouts). Cette dernière approche est perçue négativement car dans la tradition islamique le djinn est sous l'humain et ce dernier ne devrait donc pas s'associer à lui. Le but de la pratique religieuse devrait être la rencontre personnelle avec le divin et non la recherche de pouvoir. Ce dernier ne peut  s'obtenir que grâce au détachement et à la disparition de l'égo.

Crédit photo: Oman, 1903
Quoique les dogmes puissent être différents, le soufisme trouve écho dans d'autres spiritualités orientales suite au métissage des cultures à travers les siècles. Semblables aux tariquas soufies, de multiples voient appelées sampraday sont suivies dans l'hindouisme afin de communier avec le monde spirituel et elles rivalisent toutes d'originalité. Alors que certains choisiront de passer le reste de leurs jours avec une jambe croisée derrière la tête, d'autres choisiront de fixer continuellement le soleil, d'arrêter de manger ou bien de se vêtir de lourdes chaînes. Au sein des ces pratiques issues du polythéisme hindou, les fakirs feraient bande à part et seraient profondément monothéistes, ce qui rappelle leur homologue musulmans. Ils joueraient également un rôle similaire, étant considérés comme des êtres détachés du monde matériel qui vivent au jour le jour et aident les gens à éliminer leurs frustrations et leurs désirs afin de se connecter au divin.

Comme l'explique Pandit Sita Ram Sharma, prêtre et astrologue au Centre hindou d'éducation et service (995 Bd Décarie, Ville St-Laurent),  le divin est présent dans toute chose pour le fakir, l'homme étant égal aux animaux et aux éléments à ses yeux. Selon Monsieur Sharma, les véritables fakirs, quoiqu'ils existent toujours, sont aujourd'hui très difficile à trouver.  Pour des ascètes cherchant à s'éloigner du monde matériel, il leur est très difficile d'évoluer dans la société actuelle où tout s'est commercialisé, jusqu'au yoga et la méditation. Bien que les véritables fakirs puissent effectivement avoir accès à divers siddhis (pouvoirs surnaturels), ces derniers restent très difficiles à obtenir et ne doivent servir qu'au profit de la communauté, non pour leur propre bénéfice. Une démonstration publique de tel siddhis en reviendrait donc en quelque sorte à leur corruption puisqu’ils ne serviraient qu'au divertissement et à titre de profit personnel (encore ici, on dénote un lien avec la lutte contre l'égo promue dans le soufisme). Cela dit il ne faudrait cependant pas méprendre pour de véritables fakirs tous ceux capables de diverses prouesses physiques, comme de danser sur des clous ou des sabres tel que dans le vidéo ci-dessous.


Les démonstrations du genre, que ce soit dans le domaine de la danse ou du cirque, sont bien perçues dans les communautés soufies et hindoues tant que des ressources surnaturelles ne sont pas exploitées. C’est d’ailleurs davantage ce type de fakirs que vous risquez de croiser de nos jours. Mais si leur démarche n’est pas religieuse et qu’ils ne prétendent pas posséder de pouvoirs surnaturels, peut-on vraiment donner ce titre à un artiste de cirque? Comme vous le dirait l'Infâme István Betyár, fakir au sein de la troupe Blue Mushroom Sirkus Psyshow, puisque ce n'est pas avec le cirque qu'on risque de s'enrichir, ce n’est pas mentir que de s’identifier en tant que fakir si l’on se rappelle le sens originel du mot!

István en action. Crédit photo: Alain Boprey
Tout d'abord avaleur et cracheur de feu, c'est suite à la lecture de Step right up! de Daniel P.  Mannix (1951)  qu'il a débuté son entrainement afin  de devenir avaleur de sabre, une naturelle évolution de son art. Petite anecdote: Daniel P. Mannix était un avaleur de sabre et de feu mais il eut également une prolifique carrière en tant que journaliste et auteur de plusieurs oeuvres dont The Fox and the Hound (1968) plus tard adapté par Disney. Suite à de nombreuses recherches et entrainements, István en est venu à plus grande maitrise de son système autonome, lui permettant "d'éteindre" son réflexe de vomissement. En travaillant sa respiration et sa concentration, il devient capable d'ignorer la douleur et la pression d'avoir une épée qui longe sa gorge à proximité de son coeur. Lors de ses premières performances en 1990, il ne comptait que 13 avaleurs de sabres dans le monde, communauté qui tourne aujourd’hui autour de la cinquantaine et dont il est le seul représentant au Québec.

István ne voit pas réellement de composante religieuse à son art. La dimension spirituelle qui y est associée est selon lui plus près de ce qu’un peintre ressent devant sa toile, ou de quelqu’un qui pratique le yoga. En pratiquant les diverses techniques du fakirisme lui permettant d’accomplir ses prouesses,  il a développé  une grande foi en son corps et en lui-même. Bien qu’il ne le conseille à personne, selon lui quiconque décide d'y mettre l'effort et de s'y consacrer peux y arriver. Tout ce qu'il faut est de la discipline, il n’y a pas de pouvoir magique ou d'anomalie corporelle d’impliqué. Il ne faut pas croire que c’est de l’illusion non plus. Quoique la science peut aider à expliquer comment il est possible de s’étendre sur une planche à clou sans trop se blesser via la répartition du poids, il en faudrait pas réduire cette pratique qu’à une simple démonstration des lois de la physique. Tout comme un poème est plus qu’une simple suite de lettres, il y a une certaine poésie, un romantisme à l’avalage de sabres et autres pratiques du fakirisme.

L'un des premier fakir à joindre les rangs des artistes de cirque fut le musulman Sena Sama, membre du Pepin's Circus en 1818. À l'époque, et encore aujourd'hui, les fakirs n'étaient pas au premier plan sur la piste du cirque mais généralement dans les productions parallèles des sideshow et freakshow. Les spectacles entrant dans cette catégorie incluaient également des numéros de danse folklorique, de burlesque, ainsi que des expositions d'articles religieux et merveilles de la nature.  Ce fut également l'un des premier lieu où le public se familiarisa avec l'art du tatouage, dont les marins ramenaient les secrets de par leur voyages. Le milieu des forains était alors souvent composé de marins puisqu'ils partageaient le même type d'équipement de cordes et poulies pour les chapiteaux que sur les bateaux.
 
Troupe du Blue Mushroom Sirkus Psyshow. Crédit photo: Angela Solo
Cet esthétique des sideshow pratiquement disparue est aujourd'hui encore présente grâce à des troupes comme le Blue Mushroom Sirkus Psyshow. Formée en 2010 par des anciens membres de la troupe Carnivàle Lune Bleue, la troupe produit sur scène des numéros de danse, d'homme fort, de burlesque et de fakirisme comme dans le bon vieux temps, le tout avec de véritables costumes et équipement d'époque. Cherchant à ré-insuffler une bonne dose de mysticisme et d'émerveillement dans le cirque, la troupe fut amenée à voyager à travers le monde, dont en Chine et au Danemark. Pour ne rien manquer de leurs prochains spectacles, vous pouvez les suivre sur Facebook.

Si les prestations publiques des fakirs modernes relève davantage du domaine du cirque, un autre type de manifestation se déroule dans un circuit plus privé, où certains n'hésitent pas à explorer leur corps et ses limites afin de vivre nouvelles expériences sensorielles. Je me suis entretenu avec AZL, artiste tatoueur chez MTL Tatoo, qui compte une vingtaine d'années d'expertise dans le domaine des modifications corporelles. Sur une période de trois ans il fut au coeur d'un projet appelé "Être suspendu", durant lequel il effectua 18 suspensions corporelles en transperçant sont corps d'anneaux (pouvant aller de deux à dix-huit) et en restant surélevé aussi longtemps que trois heures trente. 

Photo gracieuseté de AZL

Alors que certains pratiquent la suspension dans un esprit de performance (comme l'"extreme bungee" ou ce numéro de Chris Angel) AZL la pratiquait davantage dans l'immobilité la plus complète, comme une forme de méditation extrême. En ralentissant ses pensées, cet état d'esprit laissait place à une paix totale, lui permettant de réaliser que nous sommes plus que notre corps. Contrairement à une expérience hors corps, la pratique permettrait de réaliser à quel point notre être est immense à l'intérieur de la petite coquille qu'est notre chair. AZL tenait d'ailleurs à toujours se percer lui-même et sur le devant du corps, afin de bien voir les anneaux et ainsi bien "s'ancrer" en lui-même. Effectué en présence de 3-4 personnes généralement, la pratique est accompagnée de chants rythmiques permettant d'élever le niveau vibratoire de l'espace, permettant à l'énergie de chacun d'être partagée avec le reste du groupe un peu comme le dikhr chez les soufis.

Crochet utilisé pour
la suspension et le pulling
Bien qu'elle l'est pour certains, la douleur n'a jamais été un problème pour lui. Depuis un accident de vélo dans sa jeunesse où il s'est déchiré le genou, il a cherché à apprendre à maîtriser la douleur, à l'accepter et la comprendre. En expérimentant avec son corps et en pratiquant ce que certains pourraient considérer comme de l'automutilation, il a découvert une nouvelle façon de se sentir vivant, un peu comme s'il était prédestiné à suivre cette voix afin de se connaître lui-même. Il n'y a aucun doute que la pratique ait une grande composante spirituelle, mais personnellement il ne s'inscrit pas dans une religion ou une dévotion particulière à un dieu quelconque. Il s'agit davantage d'une quête de sens, une dévotion envers soi-même. Tant que l'on garde l'esprit ouvert et qu'on ait pas trop d'attentes, l'expérience peut-être accessible à tous. Puisque le but principal est l'apprentissage de soi,  chacun doit s'écouter et être prêt dans son cheminement à faire ce type d'expérience. Il ne s’agit pas d’une épreuve d’endurance, ou de devoir prouver ses capacités. Si la pratique doit être interrompue à cause de la douleur, ce ne doit pas être vue comme un échec car elle aura permis de découvrir ses propres limites.

Photo gracieuseté de AZL
Il existe également une variante de la suspension, appelée pulling,  qui consiste en des exercices de respiration où les participants (de 2 à 5 généralement) sont reliés entre eux et respirent au même rythme durant 30min/1h, l'énergie circulant entre les participants à travers la corde les reliant. La pression des respirations intensifie la transe et rendrait l'expérience très puissante. AZL  a d'ailleurs déjà fait une combinaison de suspension et pulling, où deux hommes et deux femmes le tiraient en l'air à l'aide des crochets plantés dans leur corps, et ce fut l'une des expériences les plus puissantes qu'il ait vécu. Le tout étant très demandant physiquement, il est préférable d'espacer les séances aux trois mois. Il raconte avoir déjà effectué 2 suspensions et trois pulling dans un laps d'environ deux mois causant un high naturel intense de dopamine, mais suivi d'un immense down qu'il ne souhaite à personne.
Bien qu'elle n'est pour l'instant que principalement opérée au sein de la communauté des adeptes de modification corporelle, particulièrement forte au Texas et à San Francisco, le grand public se familiarise de plus en plus avec la suspension et le pulling. Cela fait craindre à AZL qu'avec leur percée dans le "mainstream", ces techniques deviennent trop froides et cliniques et perdent ainsi leur dimension d'exploration personnelle. Pour István Betyár, peu importe si la pratique du fakirisme gagne plus d'adeptes, cela ne changera rien à sa démarche artistique. L'art étant vivant et en constante évolution, même si plusieurs s'attaquent à la même technique chaque artiste conserve sa personnalité propre. La question ne se pose pas vraiment chez les soufis et hindous car ils voient mal comment le fakirisme véritable pourrait se multiplier dans notre société contemporaine, où l'égo est roi et la spiritualité n'est devenue qu'un autre produit de consommation.
Avec autant de facettes différentes, difficile de percer le mystère du fakirisme et prédire les futures formes que prendront la pratique. Alors pourquoi ne pas se tourner vers le passé et nous ravir de son apport à notre imaginaire collectif. Il n'y a pas de mal à ça.