La douleur. La plupart d'entre nous tente de mener
sa vie en évitant tant que possible le concept, que ce soit au niveau physique
ou émotionnel. Nous sommes habitués depuis notre enfance à percevoir la douleur
comme un signal d'alarme qui nous supplie de nous éloigner de sa source.
Cependant, certaines personnes cherchent plutôt à l'expérimenter, à s'exposer à
divers supplices afin d'explorer les limites de leur corps, que ce soit dans le
cadre d’une recherche spirituelle ou pour nous divertir : il s’agit des
fakirs. Pour tous ceux qui ont grandi avec Tintin, l'image typique du fakir est
celui d'un barbu vêtu uniquement d'un pagne et d'un turban couché sur un lit
de clous. Mais au-delà de cette représentation, qu'est-ce qu'un fakir au juste?
Crédit photo: Eliade 1963 |
Le terme comme tel provient de
l'arabe et signifie "pauvre", mais pas nécessairement pauvre
monétairement, davantage dans le sens d'un être détaché du monde matériel. Dans la
communauté musulmane, le terme est généralement associé aux ascètes soufis. Le
soufisme (ou Tasawwuf) est une discipline de l’islam dédiée au développement
des connaissances permettant de combattre notre ego. Un peu en opposition au wahhabisme et au salafisme qui se
concentrent sur la loi islamique via une interprétation littérale du Coran, le
soufisme cherche à promouvoir la subtilité et la spiritualité existant au sein
de l’islam.
Il existe différentes
expressions du soufisme, 41 ordres (tariquas) différents qui découlent de
l’enseignement des compagnons du Prophète Mohammed, également appelés les
Califes biens guidés. Chaque tariqua suit sa voie propre afin de communier avec
le divin. Certains comme l’ordre Mevlevi, également appelés derviches
tourneurs, cherchent l’extase via une danse circulaire appelée sama alors que
d’autres, comme les ordres Rifaî et Casnazani, recherchent les clés qui
maîtrisent le corps et la matière, leur permettant d’accomplir plusieurs
prouesses physique dont voici un exemple:
Pour ma part, j’ai eu le
privilège de m’entretenir avec l’imam Omar Koné, représentant local de l’ordre
Naqshabandi (issue de l’enseignement du premier calife, Abou Bakr) au Centre soufi de Montréal, et d’assister à la pratique du dikhr (le rappel). Il
s'agit d'une adoration de la présence divine via une récitation de litanie
composée de formules (versets du Coran, noms et attributs divins), de
salutations et de louanges, et d’une gestuelle en mouvement. La répétition a
pour but de purifier le coeur et d'installer un état méditatif contemplatif au
sein de chacun. Considérés comme étant des formules, des clés permettant
d'accéder à l'énergie divine, le tout se déroule en arabe puisqu’il s’agit de
la langue dans laquelle furent révélés les versets du Coran.
Selon l’imam Koné, la
démonstration de pouvoir surhumain par les fakirs se veut une preuve de la
réalité du divin et de l'état de
grâce au même titre que le sont les miracles chrétiens. Ces pouvoirs peuvent
être acquis de trois manières: Divinement, comme c’est le cas pour les Rabbani
(les saints), via la discipline du corps ou de l'égo (comment le pratiquent les
moines Shaolin et les yogis), ou via une association avec des créatures surnaturelles,
les djinns (tels que le font les chamans et les marabouts). Cette dernière
approche est perçue négativement car dans la tradition islamique le djinn est
sous l'humain et ce dernier ne devrait donc pas s'associer à lui. Le but de la
pratique religieuse devrait être la rencontre personnelle avec le divin et non
la recherche de pouvoir. Ce dernier ne peut s'obtenir que grâce au détachement et à la disparition de
l'égo.
Crédit photo: Oman, 1903 |
Comme l'explique Pandit Sita Ram
Sharma, prêtre et astrologue au Centre hindou d'éducation et service (995 Bd Décarie,
Ville St-Laurent), le divin est
présent dans toute chose pour le fakir, l'homme étant égal aux animaux et aux
éléments à ses yeux. Selon Monsieur Sharma, les véritables fakirs, quoiqu'ils
existent toujours, sont aujourd'hui très difficile à trouver. Pour des ascètes cherchant à s'éloigner
du monde matériel, il leur est très difficile d'évoluer dans la société
actuelle où tout s'est commercialisé, jusqu'au yoga et la méditation. Bien que
les véritables fakirs puissent effectivement avoir accès à divers siddhis
(pouvoirs surnaturels), ces derniers restent très difficiles à obtenir et ne
doivent servir qu'au profit de la communauté, non pour leur propre bénéfice.
Une démonstration publique de tel siddhis en reviendrait donc en quelque sorte
à leur corruption puisqu’ils ne serviraient qu'au divertissement et à titre de
profit personnel (encore ici, on dénote un lien avec la lutte contre l'égo
promue dans le soufisme). Cela dit il ne faudrait cependant pas méprendre pour
de véritables fakirs tous ceux capables de diverses prouesses physiques, comme
de danser sur des clous ou des sabres tel que dans le vidéo ci-dessous.
Les démonstrations du genre, que
ce soit dans le domaine de la danse ou du cirque, sont bien perçues dans les
communautés soufies et hindoues tant que des ressources surnaturelles ne sont
pas exploitées. C’est d’ailleurs davantage ce type de fakirs que vous risquez
de croiser de nos jours. Mais si leur démarche n’est pas religieuse et qu’ils
ne prétendent pas posséder de pouvoirs surnaturels, peut-on vraiment donner ce
titre à un artiste de cirque? Comme vous le dirait l'Infâme István Betyár,
fakir au sein de la troupe Blue Mushroom Sirkus Psyshow, puisque ce
n'est pas avec le cirque qu'on risque de s'enrichir, ce n’est pas mentir que de
s’identifier en tant que fakir si l’on se rappelle le sens originel du mot!
István en action. Crédit photo: Alain Boprey |
István ne voit pas réellement de
composante religieuse à son art. La dimension spirituelle qui y est associée
est selon lui plus près de ce qu’un peintre ressent devant sa toile, ou de
quelqu’un qui pratique le yoga. En pratiquant les diverses techniques du
fakirisme lui permettant d’accomplir ses prouesses, il a développé
une grande foi en son corps et en lui-même. Bien qu’il ne le conseille à
personne, selon lui quiconque décide d'y mettre l'effort et de s'y consacrer
peux y arriver. Tout ce qu'il faut est de la discipline, il n’y a pas de
pouvoir magique ou d'anomalie corporelle d’impliqué. Il ne faut pas croire que
c’est de l’illusion non plus. Quoique la science peut aider à expliquer comment
il est possible de s’étendre sur une planche à clou sans trop se blesser via la
répartition du poids, il en faudrait pas réduire cette pratique qu’à une simple
démonstration des lois de la physique. Tout comme un poème est plus qu’une
simple suite de lettres, il y a une certaine poésie, un romantisme à l’avalage
de sabres et autres pratiques du fakirisme.
L'un des premier fakir à joindre
les rangs des artistes de cirque fut le musulman Sena Sama, membre du Pepin's
Circus en 1818. À l'époque, et encore aujourd'hui, les fakirs n'étaient pas au
premier plan sur la piste du cirque mais généralement dans les productions parallèles des sideshow et freakshow. Les spectacles entrant dans cette
catégorie incluaient également des numéros de danse folklorique, de burlesque,
ainsi que des expositions d'articles religieux et merveilles de la nature. Ce fut également l'un des premier lieu
où le public se familiarisa avec l'art du tatouage, dont les marins ramenaient
les secrets de par leur voyages. Le milieu des forains était alors souvent
composé de marins puisqu'ils partageaient le même type d'équipement de cordes et
poulies pour les chapiteaux que sur les bateaux.
Cet esthétique des sideshow
pratiquement disparue est aujourd'hui encore présente grâce à des troupes comme
le Blue Mushroom Sirkus Psyshow. Formée en 2010 par des anciens membres de la
troupe Carnivàle Lune Bleue, la troupe produit sur scène des numéros de danse,
d'homme fort, de burlesque et de fakirisme comme dans le bon vieux temps, le
tout avec de véritables costumes et équipement d'époque. Cherchant à ré-insuffler une bonne dose de mysticisme et d'émerveillement dans le cirque, la
troupe fut amenée à voyager à travers le monde, dont en Chine et au Danemark.
Pour ne rien manquer de leurs prochains spectacles, vous pouvez les suivre sur
Facebook.
Si les prestations publiques des
fakirs modernes relève davantage du domaine du cirque, un autre type de
manifestation se déroule dans un circuit plus privé, où certains n'hésitent
pas à explorer leur corps et ses limites afin de vivre nouvelles expériences
sensorielles. Je me suis entretenu avec AZL, artiste tatoueur chez MTL Tatoo,
qui compte une vingtaine d'années d'expertise dans le domaine des modifications
corporelles. Sur une période de trois ans il fut au coeur d'un projet appelé
"Être suspendu", durant lequel il effectua 18 suspensions corporelles
en transperçant sont corps d'anneaux (pouvant aller de deux à dix-huit) et en
restant surélevé aussi longtemps que trois heures trente.
Photo gracieuseté de AZL |
Alors que certains pratiquent la suspension dans un esprit de
performance (comme l'"extreme bungee" ou ce numéro de Chris Angel) AZL la pratiquait davantage dans l'immobilité la plus complète, comme
une forme de méditation extrême. En ralentissant ses pensées, cet état d'esprit
laissait place à une paix totale, lui permettant de réaliser que nous sommes
plus que notre corps. Contrairement à une expérience hors corps, la pratique permettrait de réaliser à quel point notre être est immense à l'intérieur de la
petite coquille qu'est notre chair. AZL tenait d'ailleurs à toujours se percer
lui-même et sur le devant du corps, afin de bien voir les anneaux et ainsi bien
"s'ancrer" en lui-même. Effectué en présence de 3-4 personnes
généralement, la pratique est accompagnée de chants rythmiques permettant
d'élever le niveau vibratoire de l'espace, permettant à l'énergie de chacun d'être
partagée avec le reste du groupe un peu comme le dikhr chez les soufis.
Crochet utilisé pour la suspension et le pulling |
Photo gracieuseté de AZL |
Bien qu'elle n'est pour l'instant que principalement opérée au sein de
la communauté des adeptes de modification corporelle, particulièrement forte au
Texas et à San Francisco, le grand public se familiarise de plus en plus avec
la suspension et le pulling. Cela fait craindre à AZL qu'avec leur percée dans
le "mainstream", ces techniques deviennent trop froides et cliniques
et perdent ainsi leur dimension d'exploration personnelle. Pour István Betyár,
peu importe si la pratique du fakirisme gagne plus d'adeptes, cela ne changera
rien à sa démarche artistique. L'art étant vivant et en constante évolution,
même si plusieurs s'attaquent à la même technique chaque artiste conserve sa personnalité propre. La question ne se pose pas vraiment chez les soufis et
hindous car ils voient mal comment le fakirisme véritable pourrait se
multiplier dans notre société contemporaine, où l'égo est roi et la
spiritualité n'est devenue qu'un autre produit de consommation.
Avec autant de facettes différentes, difficile de percer le mystère du
fakirisme et prédire les futures formes que prendront la pratique. Alors
pourquoi ne pas se tourner vers le passé et nous ravir de son apport à notre imaginaire collectif. Il n'y a pas de mal à ça.