« Êtes-vous jamais allé jusqu’au Fort des Prêtres à la montagne? Vous êtes-vous enfoncé quelquefois dans les sombres taillis qui bordent au sud-ouest la montée qui conduit à la Côte des Neiges? Et si vous avez été un tant soit peu curieux d’examiner les sites pittoresques, les vallées qui s’étendent jeunes et fleuries sous vos yeux, les rocs qui parfois s’élèvent menaçants au-dessus de vos têtes; vous n’êtes pas sans avoir vu comme une tache blanchâtre qui apparaît au loin, à gauche, sur le fond vert d’un des flancs de la montagne. Eh bien, cette tache qui de loin vous semble comme un point, c’est une petite tour à forme gothique, aux souvenirs sinistres et sombres, pour celui qui connaît la scène d’horreur dont elle a été le théâtre. »
Source BANQ
Ainsi débute le récit de La Tour
de Trafalgar, de l’auteur Georges Boucher de Boucherville. Publié en 1835,
plusieurs le considèrent comme le premier exemple de nouvelle fantastique
canadienne-française. Dans le récit en question, l’auteur raconte à la première
personne sa mésaventure alors qu’étant parti chasser sur le Mont-Royal, il est
surpris par un orage et doit se réfugier dans les ruines d’une tour décrépie.
Après avoir d’abord senti un courant froid sur son visage puis entendu des
bruits de pas provenant de la cave, il voit du sang apparaître sur les murs
puis sent une main fantomatique se presser sur sa gorge. Prenant la fuite, il
se réfugie ensuite dans la cabane d’un homme qui lui raconte l’histoire
derrière ce lieu sinistre : La tour était le lieu de rencontre d’un jeune
couple, Léocadie et Joseph, où ils connurent la mort aux mains d’un ancien
prétendant de Léocadie devenu fou de jalousie. La fin de la nouvelle reste
ambigu, sous-entendant que l’homme de la cabane connaît ces détails puisqu’il
est le meurtrier en question.
Les aventures relatées ne peuvent
pas être réellement arrivées à l’auteur puisqu’ayant vingt ans lors de la
publication de la nouvelle, le récit du chasseur se déroule quelques décennies
plus tôt. Par contre, aurait-il mis par écrit une légende orale déjà existante?
Photographie par Edgar Gariépy
Source BANQ
|
La tour comme telle exista
réellement. Le marchand de fourrure John Ogilvy la fit construire sur l’une de
ses terres en 1806, afin de commémorer la victoire de l’amiral Horatio Nelson
lors de la bataille navale de Trafalgar le 21 octobre de l’année précédente. Ogilvy
vouait une telle dévotion à Horatio Nelson qu’il est également derrière
l’érection de la colonne Nelson à la place Jacques-Cartier. On pourrait croire
que cette célébration d’une victoire anglaise était mal perçue à l’époque chez
la population francophone mais c’est plutôt le contraire. Les
Canadiens-français de l’époque n’étaient pas tous favorables à la Révolution
française s’étant déroulée quelques années plus tôt et se réjouissaient de la
destruction de la flotte de Napoléon.
La tour, de style gothique, prit
donc le nom de Trafalgar et chaque année à l’anniversaire de la victoire, quelques
coups de canon pouvaient s’y faire entendre. Ogilvy est décédé en 1819, la tour
était donc à l’abandon lors de la parution de la nouvelle de Boucher de
Boucherville. Le terrain serait acheté l’année même de la parution de la
nouvelle, coïncidence ou résultat du succès de l’oeuvre? En 1846, on tenta
d’utiliser le terrain afin de bâtir un cimetière, mais lorsqu’il fut décidé que
ce qui devint le Cimetière Mont-Royal était un meilleur site en 1852, le projet
fut abandonné laissant sur place plusieurs dépouilles. Aucune surprise donc que
les futurs résidants disent avoir entendu des bruits de pas étranges et en ont
déduits que la tour était hantée. Plusieurs témoignages en font part, entre
autres en 1880 et 1890. En 1925, l’archiviste Édouard-Zotique Massicote et son
photographe Edgar Gariépy, sur place pour photographier la tour, se joindront à la liste de témoins. Ils racontent avoir entendus d'étranges bruits de pas inexplicables accompagnés d'un courant d'air frais...
La tour est maintenant remplacée
par une résidence privée, mais la rue porte toujours les traces de ses origines,
Trafalgar-Heights. Cette découverte provient de Guillaume Saint-Jean, tel qu'en témoigne cet article du Devoir. En découvrant la photo d’une Tour en
ruine uniquement identifiée Trafalgar, il découvrit ensuite la légende et
réussit à localiser l’endroit grâce à la carte ci-dessous. La tour y est indiqué en haut à droite, près de la falaise.
Extrait d'un plan d'assurance de 1926
|
En superposant une carte actuelle à celle de l'époque, il put rencontrer les propriétaires actuels et effectuer le montage photo ci-dessous. Si vous souhaitez voir davantage de ce type de montage de photo historiques, je vous invite à visiter Montréal Avant-Après, projet que Monsieur Saint-Jean dirige depuis 2006.
Site de la tour style Avant-Après
Gracieuseté de Guillaume Saint-Jean
|
Au début du récit, alors que le
chasseur se rend dans les bois, il croise sur son chemin « la Croix Rouge,
à laquelle se rattache le souvenir de l’exécrable Béliste ». Le Béliste en
question est en fait Jean-Baptiste Goyer dit Bélisle, accusé du meurtre de Jean Favre et Marie Anne Bastien dans la nuit du 13 au 14 mai 1752. Bélisle fut
soumis au supplice de la roue, l’un des pires du Régime français; couché en
croix, tous les membres du corps sont broyés vif à coup de barre de fer. Le
corps disloqué est ensuite étendu sur une roue soutenue par un poteau où le
criminel attend la mort en regardant le ciel. Les meurtriers ne pouvant à
l’époque être enterrés en terre sainte au cimetière de la paroisse, il fut
enterré à une croisé des chemins qui correspond à René-Lévesque et Guy
aujourd’hui. La Croix Rouge en question était un avertissement aux citoyens
afin qu’ils se souviennent des conséquences d’un tel acte.
Acte d'inhumation de Jean Favre et Marie Bastien
Gracieuseté Archives de la Basilique Notre-Dame
|
Le terrain sur lequel la croix
rouge était érigée appartenait alors aux prêtres Sulpiciens, qui vendirent en
1861 le terrain aux Sœurs Grise de Montréal. La croix originale étant en pin, elle
avait une durée de vie d’environ 20 ans, mais elle fut entretenue et remplacée
par de nouvelles croix jusqu’en 1948 où un Calvaire composé de trois
personnages et une nouvelle croix en marbre furent installés. En 2002, des descendant de Marie
Anne Bastien provenant du Michigan firent ajouter au pied de la croix une
plaque commémorative en souvenir du couple assassiné.
Ce qui était d’abord la sépulture d'un meurtrier ainsi qu'un rappel au public de son châtiment s’est donc transformé avec le temps en hommage à ses victimes. De même, ce qui était à l'origine le site commémoratif d'une bataille navale a évolué en lieu de hantise dans une nouvelle littéraire, hantise de moins en moins fictive avec les années si l'on se fie aux témoignages...
Ce qui était d’abord la sépulture d'un meurtrier ainsi qu'un rappel au public de son châtiment s’est donc transformé avec le temps en hommage à ses victimes. De même, ce qui était à l'origine le site commémoratif d'une bataille navale a évolué en lieu de hantise dans une nouvelle littéraire, hantise de moins en moins fictive avec les années si l'on se fie aux témoignages...
Possibles restes de la tour originale
|