lundi 25 avril 2016

Une tour littérairement hantée



Source BANQ
« Êtes-vous jamais allé jusqu’au Fort des Prêtres à la montagne? Vous êtes-vous enfoncé quelquefois dans les sombres taillis qui bordent au sud-ouest la montée qui conduit à la Côte des Neiges? Et si vous avez été un tant soit peu curieux d’examiner les sites pittoresques, les vallées qui s’étendent jeunes et fleuries sous vos yeux, les rocs qui parfois s’élèvent menaçants au-dessus de vos têtes; vous n’êtes pas sans avoir vu comme une tache blanchâtre qui apparaît au loin, à gauche, sur le fond vert d’un des flancs de la montagne. Eh bien, cette tache qui de loin vous semble comme un point, c’est une petite tour à forme gothique, aux souvenirs sinistres et sombres, pour celui qui connaît la scène d’horreur dont elle a été le théâtre. »


Ainsi débute le récit de La Tour de Trafalgar, de l’auteur Georges Boucher de Boucherville. Publié en 1835, plusieurs le considèrent comme le premier exemple de nouvelle fantastique canadienne-française. Dans le récit en question, l’auteur raconte à la première personne sa mésaventure alors qu’étant parti chasser sur le Mont-Royal, il est surpris par un orage et doit se réfugier dans les ruines d’une tour décrépie. Après avoir d’abord senti un courant froid sur son visage puis entendu des bruits de pas provenant de la cave, il voit du sang apparaître sur les murs puis sent une main fantomatique se presser sur sa gorge. Prenant la fuite, il se réfugie ensuite dans la cabane d’un homme qui lui raconte l’histoire derrière ce lieu sinistre : La tour était le lieu de rencontre d’un jeune couple, Léocadie et Joseph, où ils connurent la mort aux mains d’un ancien prétendant de Léocadie devenu fou de jalousie. La fin de la nouvelle reste ambigu, sous-entendant que l’homme de la cabane connaît ces détails puisqu’il est le meurtrier en question.

Les aventures relatées ne peuvent pas être réellement arrivées à l’auteur puisqu’ayant vingt ans lors de la publication de la nouvelle, le récit du chasseur se déroule quelques décennies plus tôt. Par contre, aurait-il mis par écrit une légende orale déjà existante?

Photographie par Edgar Gariépy
Source BANQ
La tour comme telle exista réellement. Le marchand de fourrure John Ogilvy la fit construire sur l’une de ses terres en 1806, afin de commémorer la victoire de l’amiral Horatio Nelson lors de la bataille navale de Trafalgar le 21 octobre de l’année précédente. Ogilvy vouait une telle dévotion à Horatio Nelson qu’il est également derrière l’érection de la colonne Nelson à la place Jacques-Cartier. On pourrait croire que cette célébration d’une victoire anglaise était mal perçue à l’époque chez la population francophone mais c’est plutôt le contraire. Les Canadiens-français de l’époque n’étaient pas tous favorables à la Révolution française s’étant déroulée quelques années plus tôt et se réjouissaient de la destruction de la flotte de Napoléon.


La tour, de style gothique, prit donc le nom de Trafalgar et chaque année à l’anniversaire de la victoire, quelques coups de canon pouvaient s’y faire entendre. Ogilvy est décédé en 1819, la tour était donc à l’abandon lors de la parution de la nouvelle de Boucher de Boucherville. Le terrain serait acheté l’année même de la parution de la nouvelle, coïncidence ou résultat du succès de l’oeuvre? En 1846, on tenta d’utiliser le terrain afin de bâtir un cimetière, mais lorsqu’il fut décidé que ce qui devint le Cimetière Mont-Royal était un meilleur site en 1852, le projet fut abandonné laissant sur place plusieurs dépouilles. Aucune surprise donc que les futurs résidants disent avoir entendu des bruits de pas étranges et en ont déduits que la tour était hantée. Plusieurs témoignages en font part, entre autres en 1880 et 1890. En 1925, l’archiviste Édouard-Zotique Massicote et son photographe Edgar Gariépy, sur place pour photographier la tour, se joindront à la liste de témoins. Ils racontent avoir entendus d'étranges bruits de pas inexplicables accompagnés d'un courant d'air frais...

La tour est maintenant remplacée par une résidence privée, mais la rue porte toujours les traces de ses origines, Trafalgar-Heights. Cette découverte provient de Guillaume Saint-Jean, tel qu'en témoigne cet article du Devoir. En découvrant la photo d’une Tour en ruine uniquement identifiée Trafalgar, il découvrit ensuite la légende et réussit à localiser l’endroit grâce à la carte ci-dessous. La tour y est indiqué en haut à droite, près de la falaise. 
Extrait d'un plan d'assurance de 1926
En superposant une carte actuelle à celle de l'époque, il put rencontrer les propriétaires actuels et effectuer le montage photo ci-dessous. Si vous souhaitez voir davantage de ce type de montage de photo historiques, je vous invite à visiter Montréal Avant-Après, projet que Monsieur Saint-Jean dirige depuis 2006.
Site de la tour style Avant-Après
Gracieuseté de Guillaume Saint-Jean
Le cimetière ayant débuté sa construction après la parution de la nouvelle de Boucher de Boucherville, il ne peut être exclusivement à l’origine du folklore hanté du lieu. Qu’en est-il de Léocadie et Joseph? Difficile de dire si cette histoire du début de la colonie à un fond de vérité, mais une autre histoire de double meurtre, cette fois bien documentée, vient teinter la légende.

Au début du récit, alors que le chasseur se rend dans les bois, il croise sur son chemin « la Croix Rouge, à laquelle se rattache le souvenir de l’exécrable Béliste ». Le Béliste en question est en fait Jean-Baptiste Goyer dit Bélisle, accusé du meurtre de Jean Favre et Marie Anne Bastien dans la nuit du 13 au 14 mai 1752. Bélisle fut soumis au supplice de la roue, l’un des pires du Régime français; couché en croix, tous les membres du corps sont broyés vif à coup de barre de fer. Le corps disloqué est ensuite étendu sur une roue soutenue par un poteau où le criminel attend la mort en regardant le ciel. Les meurtriers ne pouvant à l’époque être enterrés en terre sainte au cimetière de la paroisse, il fut enterré à une croisé des chemins qui correspond à René-Lévesque et Guy aujourd’hui. La Croix Rouge en question était un avertissement aux citoyens afin qu’ils se souviennent des conséquences d’un tel acte.
Acte d'inhumation de Jean Favre et Marie Bastien
Gracieuseté Archives de la Basilique Notre-Dame

Le terrain sur lequel la croix rouge était érigée appartenait alors aux prêtres Sulpiciens, qui vendirent en 1861 le terrain aux Sœurs Grise de Montréal. La croix originale étant en pin, elle avait une durée de vie d’environ 20 ans, mais elle fut entretenue et remplacée par de nouvelles croix jusqu’en 1948 où un Calvaire composé de trois personnages et une nouvelle croix en marbre furent installés. En 2002, des descendant de Marie Anne Bastien provenant du Michigan firent ajouter au pied de la croix une plaque commémorative en souvenir du couple assassiné.


Ce qui était d’abord la sépulture d'un meurtrier ainsi qu'un rappel au public de son châtiment s’est donc transformé avec le temps en hommage à ses victimes. De même, ce qui était à l'origine le site commémoratif d'une bataille navale a évolué en lieu de hantise dans une nouvelle littéraire, hantise de moins en moins fictive avec les années si l'on se fie aux témoignages...



Possibles restes de la tour originale